La Russie connaît au début du XXe siècle une ouverture sur le monde associée à un essor économique sans précédent aboutissant à la création d’une véritable classe bourgeoise.
On assiste à l’émergence de grands collectionneurs, comme Sergueï Chtchoukine, qui acquièrent et introduisent en Russie des œuvres de Matisse, Picasso, Derain, Cézanne et autres artistes d’avant-garde.
Les jeunes artistes moscovites s’imprègnent de ces influences avant de laisser place, très vite, à de nouvelles manières de penser l’art, dont le suprématisme et le constructivisme constituent les développements les plus singuliers et les plus aboutis.
C’est dans les années 1910-20, et pour une grande part en Russie, que se noueront les grandes problématiques de l’art qui vont façonner l’esthétique du XXème siècle.
Quelques années et une révolution plus tard, a leur arrivée au pouvoir, les Bolcheviks ont, rapidement compris que pour s’adresser au peuple, ils doivent utiliser un autre moyen que les mots. Grâce notamment à une production d’affiches très importante, et ils diffuseront à partir de 1919 leurs messages sous une forme plus graphique avec l’intention de toucher le plus grand nombre.
Le Constructivisme devient ainsi l’art officiel de la révolution russe et par là un mouvement majeur du XXe siècle qui a trouvé des expressions dans des domaines aussi divers que le théâtre, l’architecture, le graphisme, le cinéma, la photographie ou encore la littérature…
Les théories constructivistes appliquées aux arts graphiques et à l’architecture servent de support à la révolution bolchévique de 1917. Les artistes d’avant-garde liés au constructivisme considèrent alors que l’art doit contribuer à la formation d’un nouvel ordre social, conformément à l’idéologie socialiste dans qui donne la primauté du rôle utilitaire et fonctionnel d’une œuvre sur son aspect esthétique.
Le Constructivisme devint un système de pensée à partir de 1918, lorsque le théoricien Nicolas Pounine proposa une nouvelle définition de l’art, qui selon lui, devait cesser d’être le porteur d’une spiritualité illusoire ou de produire un message métaphysique, mais plutôt d’apporter des solutions nouvelles à la vie quotidienne.
Dans ces pages, nous allons :
Décrire les sources du constructivisme
Comparer Constructivisme et Suprématisme
Lister applications de ses théories en :
- Sculpture,
- Arts Graphiques (affiches, peinture),
- Architecture.
Evoquer la fin du Mouvement Constructiviste
Exposer les Influences du Constructivisme
Le Constructivisme Russe fut influencé par :
Les Loubki, des représentations combinant texte et images dans les contes populaires. Voir l’Article de ce Blog : « Le Lubok – L’Imagerie Populaire en Russie ».
Les Souris enterrant le Chat, loubok des années 1760 / Une fenêtre Rosta de Maïakovski 1922
Lubok, années 1812
Les fenêtres Rosta, apparues en 1919, sous l’impulsion de Maïakovski. (Rosta est l’acronyme de Rossiyskoye Tetegrafnoye Agenstvo, la future Agence TASS). Les Rosta étaient lithographiées puis coloriées à la main.
Vladimir Maïakovski, Affiche AgitProp – Voulez-vous vous joindre à nous ? 1920
Il puise ses sources dans plusieurs mouvances :
Le Suprématisme, inventé en 1913 par Kasimir Malevitch et consistant en une abstraction géométrique pure (ne se limitant à ses débuts qu’au seul carré).Voir ci-dessous.
Le Cubisme de Braque et Picasso et le Futurisme de Marinetti
Il influencera par la suite de nombreuses mouvances, dont la plupart des avant-gardes européennes.
L’expérience parisienne de Vladimir Tatline et sa collaboration avec Pablo Picasso ont joué un rôle crucial à cet égard. À Paris, il observe les expérimentations des cubistes – collage et assemblage – et commence à élaborer de nouveaux concepts de construction.
Cette forme de traitement des matériaux, éloignée de tout projet artistique, a influencé la vision de Tatline sur les œuvres d’art construites. Le terme constructivisme lui-même a été inventé par les sculpteurs Antoine Pevsner et Naum Gabo dans le Manifeste réaliste de 1920.
Comparaison Suprématisme et Constructivisme :
Le Constructivisme russe est très proche d’un autre mouvement d’avant-garde russe : le Suprématisme. Beaucoup d’historiens ont d’ailleurs difficulté à les différencier car ils sont nés dans la même période, sont issus de la même tradition, et sont incarnés par les mêmes artistes. Tous deux prônent la supériorité de la forme, et tous deux proclament la fin de l’art classique.
Le Suprématisme voit le jour en 1915 sous l’impulsion de Kazimir Malevitch considéré comme le créateur du mouvement, quand il présente un ensemble d’œuvres qu’il intitule : suprématies. Parmi les 39 Œuvres, on trouve : « Quadrangle », qu’il renommera « Carré noir sur Fond Blanc » et qui deviendra un des emblèmes de l’abstraction
Ces deux mouvements se développent en parallèle, mais le Constructivisme connaît une expansion plus large et plus longue que le suprématisme. Il émerge vers 1910, triomphe dans les années 1920 avant de s’essouffler lors de la décennie suivante. Au contraire du suprématisme, le Constructivisme imprègne majoritairement la sculpture, l’architecture et les arts appliqués tandis que son influence sur la peinture est marginale.
Les deux courants se distinguent aussi sur plusieurs points. Dans le Suprématisme, il n’y a pas de sujets. Il n’y a que des formes, pures, authentiques : une croix, un carré, un rectangle. Le sujet, c’est la forme, pour elle-même, et rien d’autre. C’est un art très intellectuel. On ne parle pas encore « d’art conceptuel » mais le principe est déjà là.
Le Constructivisme et ses Applications :
Les artistes constructivistes se proposent de créer un système novateur uniquement guidé par la fonctionnalité et l’idée de la forme utilitaire. Pour eux, l’art doit être une réalité matérielle en résistance avec les idées européennes (notamment futuristes) qui foisonnent dans les milieux artistiques de Moscou et Saint-Pétersbourg. Ces idées étant jugées superficielles et romantiques, et dès 1918, les artistes russes se détournent ainsi majoritairement du futurisme.
Leur credo : développer un art qui « n’emprunterait pas ses éléments à la réalité de perception mais à celle de la conception pure » (Apollinaire).
L’idée d’une construction qui n’aurait pas de rapport avec la réalité visuelle fut reprise par les cubo-futuristes russes (Tatline, Malévitch, Exter). En 1915, elle conduisit à la création de l’art non-objectif.
Cette nouvelle idéologie constructiviste se manifeste de manière spontanée et encore non théorisée dans les œuvres de Rodchenko, Malevitch, Pougny et enfin Tatline qui proclame en 1915 une « culture des matériaux » qu’il mettra au service de la révolution russe.
Suite à la première exposition constructiviste de 1921, les toutes nouvelles écoles d’art, notamment l’Inhouk et le Vkhutemas, conçoivent l’œuvre comme un objet qui doit être jugé avant tout d’un point de vue formel et pratique. Les artistes constructivistes se considèrent désormais comme des ouvriers qui se doivent d’organiser de manière efficace des éléments matériels.
En 1919 le groupe Obmokhou (Société des jeunes artistes) se constitue. La première exposition célèbre une nouvelle esthétique complètement révolutionnaire à partir de constructions, d’affiches, de projets de décor urbains ; dont les célèbres constructions spatiales des frères Vladimir and Georgi Stenberg.
Le Constructivisme en Sculpture :
Oiseaux Etranges des frères Stenberg
Appareillage Spatial KPS6
Naum Gabo est un des premiers concepteurs de la pensée constructiviste. Ce sculpteur intègre les pistes de réflexion du cubisme, notamment l’abstraction et la déconstruction, mais s’en détourne rapidement en en dénonçant les principes trop idéalement esthétiques, limités au seul champ des « sensations rétiniennes » comme l’écrira Marcel Duchamp. Gabo tente alors la création d’une sculpture constructiviste par la destruction des volumes tout en restituant la profondeur, superbement illustré par « Tête n° 2 », une sculpture en bronze datant de 1916.
Naum Gabo tête de Femme 1
Naum Gabo, Tête n°2, 1916, Nasher Sculpture Center, Dallas.
Crédits Photo : Virginie Guffroy
Le Constructivisme dans les Arts Graphiques :
Dans le graphisme aussi les artistes constructivistes fuient toute ornementation superflue et traduisent l’image de la Russie postrévolutionnaire dans l’imaginaire général.
L’affiche, principal support de propagande, est le médium privilégié de l’information des peuples. Pour cela, plusieurs techniques sont employées telle l’utilisation de couleurs franches (majoritairement rouge, blanc et noir) associées à des formes géométriques pures et une grande linéarité.
El Lissitzky, Battre les Blancs avec le coin rouge, 1919-1920, lithographie
Konstantin Vialov, Maquette pour la couverture du périodique Kino Front, 1925-26
photocollage sur papier cartonné avec lettrage dessiné à la main, 30,5 x 22,9 cm, Galerie Nailya Alexander, New York.
Avgust Černigoj, From the Map 10 Graphics, 1926-1927, Musée d’art contemporain, Belgrade
Affiche Alexandre Rodchenko. Journal Jeune Garde
Alexandre Rodchenko, Livres (s’il vous plaît) ! Dans toutes les branches de la connaissance, 1924
El Lissitkzy, Nouvel homme
Frères Stenberg
Lioubov Popova, affiche avec un modèle de décor de scène pour Le cocu magnanime au théâtre Meyerhold, Moscou, 1922.
Alexandre Rodchenko
La manipulation de la typographie revêt également une place déterminante dans le graphisme des « Fenêtres Rosta », les affiches de l’agence télégraphique russe fondée par Rodtchenko et Maïakovski.
Fenêtre Rosta
Le Constructivisme en Peinture :
Malevitch dans ses Œuvres
Kasimir Malevitch, Carré noir sur fond blanc, 1915
Artistes notables en Graphisme et Sculpture
Vladimir Tatline (1885 – 1953)
Naum Gabo (1890 – 1977)
Antoine Pevsner (1886 – 1962)
Alexandre Rodchenko (1891 – 1956)
Varvara Stepanova (1894 – 1958)
El Lissitzky (1890 – 1941)
László Moholy-Nagy (1895 – 1946)
Alexandre Vesnin (1883 – 1959)
Vasyl Yermylov (1894-1968)
Srečko Kosovel (1904 – 1926)
Avgust Černigoj (1898 – 1985)
Gustav Klutsis (1895 – 1938)
Valentina Kulagina (1902-1987)
Le LEF :
LEF était le journal de l’association des Artistes Avant-gardistes. Ce Front de Gauche des Arts rassemblait des artistes de tous domaines : photographes, designers, écrivains, théoriciens.
Les auteurs des publications voulaient redéfinir les pratiques artistiques des artistes de gauche.
Les Rédacteurs étaient Osip Brik et Vladimir Maïakovski.
Les couvertures du magazine étaient conçues par Alexandre Rodchenko et Varvara Stepanova.
Le Constructivisme en Architecture :
L’architecture constructiviste s’est développée en Union soviétique dans les années 1920 et au début des années 1930. Rejetant les formes traditionnelles avec en perspective la création d’une nouvelle ambiance spatiale, ces concepteurs ont misé sur des solutions visuelles abstraites.
Les architectes avaient la tâche importante de formuler des unités spatiales authentiques qui correspondraient à l’idéologie révolutionnaire du socialisme et marqueraient la distinction avec l’ordre social précédent.
Le projet constructiviste culte non réalisé est l’œuvre de Vladimir Tatline de 1919 pour les besoins du siège du Comintern et du monument de la Troisième Internationale à Saint-Pétersbourg. Cet exemple montre clairement l’importance accordée par les constructivistes aux matériaux modernes tels que le verre et le fer.
Ces constructions sont caractérisées par l’emploi de matériaux « pauvres » (béton, métal, verre) dans des compositions épurées aux lignes géométriques et proposent des réponses simples et économiques aux problèmes urbains. Suite à la disgrâce des idéaux constructivistes dans les années 30, ces monuments d’avant-garde ont été enrichis de décors ornementaux, ce qui leur a valu la qualification de « constructivisme enrichi ».
Maquette originale du Monument à la troisième internationale, par Vladimir Tatline, 1919-1920.
Ce monument à la troisième internationale de Vladimir Tatline, datant de 1919-1920, l’œuvre la plus emblématique de l’architecture constructiviste n’a paradoxalement jamais été construite. Ce projet devait aboutir à l’édification d’une tour hélicoïdale de 400 mètres de haut, constituée d’une double hélice en spirale et d’un cube en rotation à sa base. Le coût très élevé de cette œuvre, lié à ses dimensions extraordinaires, et l’éclatement de la guerre civile ont mis un coup d’arrêt au chantier de construction.
Outre ce projet exceptionnel, les architectures constructivistes sont principalement des immeubles utilitaires, au service du peuple, comme la Maison-Ruche de Russakov, construite en 1929 par Constantin Melnikov.
Le Club de l'usine Russakov à Moscou
Les Pouponnières à Talents :
En 1921, l’école soviétique d’avant-garde Vkhutemas a créé l’Association des nouveaux architectes (ASNOVA), dirigée par Nikolai Ladovsky. Des artistes importants qui ont défini l’architecture constructiviste faisaient partie de cette école – El Lissitzky, Vladimir Krinsky, Constantin Melnikov, Berthold Lubetkin. Le caractère ambitieux et inventif de la nouvelle architecture générée par cette école est visible dans le projet d’El Lissitzky et Mart Stam – Wolkenbügel (suspensions de nuages), qui a lancé le concept de gratte-ciel horizontal. Constantin Melnikov a conçu le pavillon soviétique pour l’exposition des arts décoratifs de Paris en 1925 dans le but de populariser l’architecture constructiviste au niveau international.
Le deuxième groupe d’architectes constructivistes, l’Organisation des architectes contemporains (OSA), a été formé en 1925. Les représentants notables sont Alexander Vesnin, Moisei Ginzburg, Ilya Golosov, Ivan Leonidov. L’approche moderniste de l’architecture représentée par l’architecture constructiviste a été rejetée par le placement du réalisme socialiste comme art d’État.
Quelques-unes des Réalisations Architecturales Emblématiques :
Shukhov - Projet de Tour Hyperboloid
Réalisation de la Tour Shukhov à Moscou (1922)
Pavillon Russe de Melnikov en 1925, de l’exposition des Arts décoratifs de Paris
Club des Travailleurs de Zouïev, par Ilya Golossov, construit en 1927
Noi Trotsky, Hôtel de ville, Leningrad, 1932-4
Hôtel de ville par Noï Trotsky à Léningrad en 1932–34
Club Svoboda (Constantin Melnikov, 1927)
Club Kauchuk de Constantin Melnikov, 1927
Bâtiment MPS, Moscou (Ivan Fomine, années 1930)
Garage Intourist (Constantin Melnikov, 1934)
Maison Melnikov près de la rue Arbat à Moscou.
Intérieur de la Maison Melnikov
La Maison Melnikov en Cours de Construction
Cage d’escalier, Village des Tchekistes 1929 Ekaterinbourg (Sverdlovsk)
Garage de la Rue Bakhmetev, 1927. Moscou
Immeuble Krainabsbyt, Novossibirsk, 1931
Gare D’Ivanovo
Andrei Safonov. Visitivanovo.ru
Concernant Ivanovo, Voir Article : Normandie-Niemen
Un Dénouement brutal :
Le Constructivisme continue d’explorer de nouveaux domaines comme la Photographie et le Cinéma. Mais l’indépendance de ces artistes déplait et la censure en marche n’aura de cesse que d’abattre le mouvement. En 1930 l’état ferme le VKhutemas, emprisonne ou met au pas de nombreux artistes et les contraint à travailler uniquement pour la propagande. Les rescapés deviennent les représentants du « réalisme socialiste ». Maïakovski meurt dans des circonstances étranges en avril 1930.
L’Influence du Constructivisme :
Beaucoup d’artistes de la deuxième moitié du XXème siècle vont se réclamer, du moins au début, de l’apport constructiviste. Mais malheureusement pour les pionniers à partir des années 30, le “réalisme socialiste” sera imposé dans l’URSS de Staline, obligeant ces artistes à obéir aux nouveaux impératifs d’un art sans imagination.
Les préceptes théorisés par les Constructivistes, émergent un peu partout dans le monde à la cette époque.
Ces avancés conceptuelles et esthétiques seront mises en pratique par les artistes :
du Bauhaus (qui va subir à peu près le même traitement avec Hitler), mais surtout ensuite, avec
les Américains tel Frank Lloyd Wright et le mouvement Art minimal avec Donald Judd, Dan Flavin, Robert Morris, Richard Serra près d’un demi-siècle plus tard.
en Italie avec l’Architecture fasciste.
en France avec Le Corbusier.
Conscient de cet héritage, au milieu des années 60, Dan Flavin rendit un vibrant hommage à Tatline. Dans la foulée, la première exposition d’envergure a eu lieu au musée juif de NY. Pour beaucoup, cette exposition signe le début de ce que l’on appelle encore l’art contemporain.
Château d’eau à l’usine Uralmarsh a Ekaterinbourg, 1928
Dans les faits, les idées constructivistes ont trouvé plutôt écho dans la bourgeoisie. Ce qui est un comble, car les fondements de ce mouvement trouvent leur origine justement dans la critique violente de la bourgeoisie.
Le premier mouvement artistique majeur qui rompt avec une certaine partie de l’héritage constructiviste est peut-être celui des Italiens de l’Arte Povera qui voulaient, selon le manifeste qu’ils avaient publié, renouer avec une certaine magie de la Nature, en voulant justement dématérialiser la production artistique et rentrer en guérilla contre cet embourgeoisement du milieu de l’art.
Sources :
article Qu’est-ce que le constructivisme russe ?
Par Virginie GUFFROY,
10 January 2021